récits


la tentation scientiste (remarques sur quelques dérives du gouvernement Villepin)
novembre 6, 2006, 12:00
Filed under: education, politique, sciences

Je re-publie ce texte que j’avais composé suite à une tribune de Giles de Robien dans Libération en mars 2006, puisqu’il est d’actualité. Depuis lors, la position du ministre a suscité mult débats contradictoires. Dont acte.

lire auparavant :
le texte de Giles de Robien publié sur Libération
la remarquable réponse du député Jean-Pierre Sueur publiée dans le même quotidien (quelques jours apprès que j’ai écrit le texte ci-dessous)
Avec leurs gros sabots s’avancent les sectateurs des neurosciences. On devrait toujours se méfier quand les politiques se convertissent avec autant d’entrain à un discours scientifique. Autrefois l’eugénisme, aujourd’hui les neurosciences. Loin de moi l’idée d’assimiler ces deux objets : les neurosciences n’en sont pas encore à promettre une théorie générale de l’amélioration de l’espèce. Mais on devrait toujours garder à l’esprit que les intérêts pratiques auxquels un domaine de la recherche prétend à un moment donné – par exemple l’ambition thérapeutique – ne sont pas forcément les mêmes dont on se soutiendra plus tard : Pierre et Marie Curie oeuvraient à des fins humanistes et n’avaient pas prévu la bombe atomique. Seuls les plus naïfs ne voient pas que les recherches génétiques, par exemple, pourraient être fécondes non pas seulement en vue de corriger des maladies orphelines, mais aussi à des fins d’amélioration de l’individu, d’accroissement des performances, et de réduction drastique des facteurs aléatoires qui marquent le devenir biologique.

La fascination qu’exercent sur certains politiques les neurosciences a de quoi nous inquiéter. Le ministre de l’éducation De Robien, dans une tribune publiée dans Libération (28 février 2006), affirme ainsi sans ambage que les neurosciences constituent le seul horizon valable des sciences de l’éducation. Au passage, il révoque en quelques lignes plusieurs siècles de recherches pédagogiques au sein des sciences humaines : « Le bon sens et populaire et l’expérience des professeurs ont été mis en doute par de curieuses « sciences » (sic) souvent mêlées de forts a priori idéologiques. Mais voici que la science, la vraie, la science expérimentale, est en train d’investir ce domaine (de l’apprentissage) », et plus loin, à propos de la soi-disant naturalité de la méthode d’apprentissage de la lecture syllabique : « On en a la preuve. Plus aucune fausse science ne pourra révoquer l’expérience. » Les sciences de l’homme, la pédagogie, la linguistique, la psychologie, la philosophie, etc.. devraient donc toutes s’effacer devant les neurosciences, qui malgré leur jeunesse, constituent pourtant pour le ministre la « véritable » science, qui a le mérite d’être conforme « au bon sens » et à la pratique des « professeurs » – j’aimerais savoir ce que les enseignants pensent de cela et qui pourrait bien être cette personne de bon sens à laquelle on réfère ici.

Mais on voit bien ce qui plaît tant au ministre dans cette discipline nouvelle : c’est qu’elle autorise enfin à trancher des questions aussi pénibles que la naissance de l’intelligence, les méthodes d’aprentissage. On peut enfin se reposer sur un certain nombre de vérités indubitables – et faire un sort à deux millénaires et demi de philosophie – et fonder la dessus une politique efficace, qui ne s’embarasse plus de doutes et de réflexions.

Le fait est que le recours aux neurosciences, recours surtout rhétorique, s’il demeure encore à l’état de rêvasseries ministérielles dans le domaine de l’éducation, produit déjà de notables effets, par exemple dans les politiques de prises en charge de la souffrance psychique et sociale. De ce point de vue, on ne peut qu’être frappé par le rapprochement entre l’usage que le gouvernement Villepin fait du recours sémantique aux neurosciences et celui qu’il fait de la référence aux théories cognitivistes et comportementalistes : dernièrement, sur la foi de ces dernières théories, le ministre Sarkozy pouvait nous promettre la détection et le traitement dès le plus jeune âge de la délinquance. Si on rappele comment ces dernières années, une certaine psychiatrie fondée en partie sur l’écoute du patient, d’inspiration analystique, a été pratiquement ruinée au profit de psychothérapies reposant sur les descriptions des DSM IV et des TCC, et d’une remédicalisation complète du secteur, on voit se dessiner de manière assez cohérente, une politique de la personne, de l’intimité de la personne, par laquelle le gouvernement semble conquis.

Il n’est pas en effet innocent de choisir de privilégier les neurosciences, la génétique et les TCC : c’est là soutenir une idée de l’homme soumis au pur déterminisme physico-biologique, et s’avancer sur la voie toujours inquiétante d’une politique sociale prédictive et correctrice, dont l’outil le plus efficace serait l’administration de médicaments, au détriment de l’écoute et de la parole. On se croirait revenu aux heures les plus délirantes du scientisme, et le spectre de l’eugénisme scientifique et social nous hante à nouveau. Comme toujours, c’est la singularité de la personne qui en fera les frais, la possibilité de la parole du sujet et de l’écoute, la pluralité des discours et des voix, la reconnaissance des doutes et des failles. En puisant dans les sciences les postulats de ses discours et de ses actes, le politique, non seulement se défausse de sa responsabilité intellectuelle, mais aussi se dispense de l’écoute du citoyen, et peut exercer son pouvoir de manière quasi-mécanique – ce qui a le mérite d’être simple à expliquer, mais le défaut d’être simpliste et inhumain. On a donc, je le répète, tout à craindre de la conversion soudaine du gouvernement au scientisme le plus naïf.

Anderlecht le 3 mars 2006

[lire aussi pour une analyse plus poussée du recours à l’expert cet autre texte . Je dois préciser que j’ai travaillé 5 ans en tant que formateur auprès de personnes adultes illettrées. J’ai donc été formé moi-même à des méthodes pédagogiques différentes, mais qui toutes avaient au moins en commun de ne pas commencer par une technique purement syllabique. Pour la simple et bonne raison que ces personnes ayant toutes été scolarisées n’avaient pas appris à lire dans le contexte scolaire en pratiquant cette méthode.]


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[…] Des exemples récents dans le gouvernement de la France illustrent bien cette seconde manière de recourir aux experts. Prenons la conversion assumée du ministre de l’éducation Giles de Robien aux sciences cognitives. J’en ai parlé dans ce texte en mars dernier. Le ministre , emporté dans un élan presque mystique, n’hésitait pas à déclarer, à propos du bien fondé de la soi-disant méthode d’apprentissage de la lecture sur le mode syllabique : “On en a la preuve. Plus aucune fausse science ne pourra révoquer l’expérience.” Politiquement, la conséquence de cette déclaration est évidente : le débat est clos. Le débat est clos puisque l’expertise scientifique a prouvé que la manière la plus “naturelle” (c’est-à-dire qui respecte les schémas cognitifs vérifiés en laboratoire) d’apprendre à lire est précisément cette méthode là. Le reste (c’est-à-dire un siècle de recherche en pédagogie) n’est que littérature. On pouvait préférer l’époque récente où les ministres se reposaient sur des gens comme Philippe Meirieu, dont le travail est autrement plus nuancé et le savoir érudit. […]

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[…] Mais les démocraties occidentales contemporaines entretiennent avec leurs experts des relations si étendues, et si pacifiées, qu’on peut se demander si la nature même de la démocratie n’en est pas modifiée. Car c’est une chose que de demander l’avis des experts (par exemple dans le domaine de la stratégie militaire, afin d’obtenir des informations sur les conséquences prédictibles de l’engagement dans un conflit, ou les difficultés inhérentes à cet engagement), c’en est une autre de recourir à leur savoir comme la source même, voire l’alpha et l’omega, de la décision politique. Dans le premier cas, l’avis de l’expert constitue une information nécessaire à la pris de la décision politique (qui doit faire éventuellement l’objet d’un débat), mais dans le second cas, l’avis constitue la décision politique elle-même. C’est là une réduction de la politique à l’expertise (et donc, si l’expert est scientifique, une naturalisation radicale du politique, c’est-à-dire, la disparition de la geste politique elle-même) . Des exemples récents dans le gouvernement de la France illustrent bien cette seconde manière de recourir aux experts. Prenons la conversion assumée du ministre de l’éducation Giles de Robien aux sciences cognitives. J’en ai parlé dans ce texte en mars dernier. Le ministre , emporté dans un élan presque mystique, n’hésitait pas à déclarer, à propos du bien fondé de la soi-disant méthode d’apprentissage de la lecture sur le mode syllabique : “On en a la preuve. Plus aucune fausse science ne pourra révoquer l’expérience.” Politiquement, la conséquence de cette déclaration est évidente : le débat est clos. Le débat est clos puisque l’expertise scientifique a prouvé que la manière la plus “naturelle” (c’est-à-dire celle qui respecte les schémas cognitifs vérifiés en laboratoire) d’apprendre à lire est précisément cette méthode là. Le reste (c’est-à-dire un siècle de recherche en pédagogie) n’est que littérature. On pouvait préférer l’époque récente où les ministres se reposaient sur des gens comme Philippe Meirieu, dont le travail est autrement plus nuancé et le savoir érudit (on notera avec intéret que les experts requis par le ministre éprouvent aujourd’hui le besoin de nuancer leur position en découvrant l’effet des simplifications ministérielles). […]

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