récits


du questionnaire à la lobotomie
décembre 19, 2006, 12:21
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Steven Wainrib, psychiatre et psychanalyste, a publié récemment dans Le Monde, un article relatant la réception par les psychiatres d’un document émanant de la Haute Autorité de santé. Le document porte le titre (français) suivant :

Trouble obsessionnel compulsif (TOC) résistant : prise en charge et place de la neurochirurgie fonctionnelle.

On peut le lire à cette adresse (au format pdf). Ce que j’ai fait.

Je me suis permis de commenter un peu ce texte, parce que je crois qu’il est symptomatique de la manière dont les neurosciences (au sens large) envisagent la thérapie des pathologies auxquelles elles s’intéressent. On peut en résumer l’argument ainsi : il existe des personnes dont les T.O.C. persistent de manière significative malgré les prises en charge psychothérapeutiques et pharmacologiques. Leurs symptômes « résistent » aux thérapies habituellement connues pour leur efficacité dans ce domaine. L’étude fait le point sur une alternative thérapeutique qui a germé dans l’esprit de certains chercheurs : la neurochirurgie. La neurochirurgie n’est pas en soi une science médicale nouvelle : on l’a pratiqué et on la pratique aujourd’hui encore dans le monde pour traiter certaines « pathologies psychiatriques », et ce n’est pas sans un sentiment d’horreur qu’on évoque la « lobotomie » (qu’on distingue de la leucotomie, un peu plus subtile, et d’autres méthodes de micro-chirurgie). Notre article évoque de manière assez délicieuse la mauvaise presse dont pâtissent les chirurgies du cerveau par ces termes : « L’image de certaines techniques d’ablation (leucotomie) a souffert de l’utilisation abusive et non contrôlée qui en a été faite ; en particulier elle a été stigmatisée par la pratique dans des conditions parfois douteuses de la lobotomie chez des schizophrènes. À juste titre, elle a été fortement critiquée. Des techniques neurochirurgicales d’ablation permettant une destruction plus limitée de groupes de neurones (capsulotomie) ont ensuite donné des résultats intéressants. » La mauvaise image de la leucotomie reposerait donc surtout sur les excès auquels elle a donné lieu. Je me permets d’en douter : je crois plutôt que peu de gens apprécie cette idée qu’un chrirugien entreprenne de détériorer de manière volontaire une partie fut-elle microscopique de son cerveau. Il y a là tout un imaginaire lié au sectionnement du lieu et à l’ablation d’une partie de ce lieu, où, du moins en Occident, nous reconnaissons le siège de la pensée, de l’âme, et le problème de la lobotomie n’est pas celui de son manque d’efficacité, mais de la violation de quelque chose dont nous croyons qu’il constitue un des sièges de notre personnalité. J’ajouterai que les neurochirurgiens eux-mêmes en sont d’accord puisque c’est précisément en vue de modifier certains aspects de cette personnalité (et des comportements qui y sont associés) que l’intervention est envisagée. Bref, ici comme ailleurs, ne prenons pas les gens pour des imbéciles : leur terreur vis-à-vis de la lobotomie repose sur des motifs tout à fait rationnels (en l’état actuel de nos connaissances).

Et ce d’autant plus – et c’est pourquoi cet article rédigé dans le style habituellement bonhomme et tranquille de la littérature scientifique choquera bien des gens – qu’on se propose ici non pas de traiter des schizophrènes, mais des toqués. Dans l’imagerie populaire, relayée aujourd’hui par les médias, le schizo, c’est l’autre, c’est-à-dire le fou. Qu’on triture le cerveau des fous, je connais bien des gens que ça ne choquerait pas tant que ça. Je ne veux pas ici développer une réflexion générale sur la manière dont les sociétés humaines éprouvent le besoin de distinguer les fous, mais je suis persuadé que si les neurochirurgiens parvenaient à démontrer qu’une leucotomie aurait des effets bénéfiques sur la schizophrénie, ça ne choquerait pas tant que ça qu’on la pratique. Enfin.. ça ne choquerait pas tout le monde. Pour les toqués, il en va tout autrement. Et ce pour une raison bien simple : c’est que les T.O.C., nous sommes tous susceptibles d’y être confrontés. Alors qu’au contraire nous croyons que la psychose, et notamment sa forme dite « schizophrénique », ça ne concerne que des personnes exceptionnelles : elles ne sont pas intégrables dans cet ensemble que nous reconnaissons comme « nous ». Leur manière de vivre nous semblent trop éloignées de la norme – laquelle bien que n’étant nulle part inscrite, ne manque pas moins de déterminer le partage fondamental des collectifs humains. En tant que psychanalyste, je considère au contraire que ce partage est infondé. En tous cas dans mon travail, quand j’écoute mes patients, je mets entre parenthèse cette norme – du moins je m’y efforce, malgré son immancence. Les T.O.C. par contre, tout un chacun peut y être sujet. Delarue fait des émissions régulièrement sur ce thème, les magazines de psychologie y consacrent régulièrement des articles, et c’est devenu tout à fait banal de considérer que soi-même ou un de ses proches ou son voisin est toqué : ça n’en fait pas pour autant un fou, il continue de faire partie de ce « nous », déployant une potentialité propre des individus qui le compose, au même titre que l’angoisse ou la dépression.

1° T.O.C. et T.C.C.

Les Troubles Obsessionnels Compulsifs nous semblent familiers : la plupart des gens sont capables de dresser une liste de comportements répétitifs (se laver, faire le ménage, vérifier, etc.), et d’imaginer quelle emprise peut avoir sur l’existence une idée obsédante. La psychanalyse a traditionnellement associé, en se fondant sur l’analyse de l’homme aux rats menées par Freud, ces symptômes à la névrose (dite alors : obsessionnelle). De nos jours, on admet que les T.O.C. apparaissent aussi dans d’ autre paysage psychique (les psychoses notamment). Les thérapies comportementales ont fortement contribué à autonomiser le champ des T.O.C., ce qui se traduit dans le DSM IVr (qui a exclu la névrose de ses classificateurs nosologiques) par une catégorie à part entière, identifiant une série de comportements dont on peut mesurer l’apparition, la fréquence et la morbidité.

Les psychothérapies auxquelles se réfère l’article que nous commentons sont évidemment les psychothérapies cognitives et comportementales. D’une part il s’agit, dans le cas des compulsions, de modifier des actes, des comportements, d’autre part, dans le cas des obessions (ce que le DSM IVr appelle des « actes mentaux », de corriger des cognitions erronées. Quitte à ennuyer quelque peu les gens de ma paroisse (les psychanalystes « purs »), je suis tout à fait persuadé de l’efficacité relative des thérapies qui prétendent par différentes techniques (notamment l’habituation, l’exercice, la contre..) de ré-apprentissage ou de reconditionnement réduire la prévallence des T.O.C. dans la vie de certains patients. Évidemment, la question de l’ « efficacité » d’une psychothérapie est à poser dans le cadre des objectifs de la dite psychothérapie : c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles la comparaison entre les TCC et la psychanalyse repose sur une prémisse absurde – parce que les objectifs poursuivis par les unes et l’autre ne sont pas assimilables : l’efficacité est toujours évaluée selon les critères des TCC, et la spécificité de la psychanalyse n’est pas prise en compte dans les évaluations.

Les T.O.C. dont l’article nous parle apparaissent donc dans un certain contexte théorique et clinique dont il faut tenir compte. Le professeur Pierre-Henry Castel a dit des choses extrêmement fines à ce sujet (notamment dans son séminaire dont le texte est lisible sur son site, voir la séance du 18 mai 2006). Je vous y renvoie.

2° Psychothérapies et chirurgie :

Le texte que nous examinons suggère que dans les cas où les psychothérapies comportementales et cognitives ne suffisent pas à produire une diminution suffisante des T.O.C., il faudrait envisager de recourir à la chirurgie. À première vue, on pourrait admettre l’idée que la gravité d’une pathologie détermine le recours à telle ou telle thérapie, l’intervention chirurgicale constituant ici la réponse la plus appropriée au cas les plus graves.

Mais, et c’est là que l’article fait preuve d’une naïveté épistémologique confondante en l’ignorant, passer de la psychothérapie type T.C.C. à la chirurgie implique un changement de paradigme radical : mettre sur le même plan sans autre forme de procès deux pratiques aussi différentes que la modification d’un comportement par la suggestion ou le ré-apprentissage, et le sectionnement ou la stimulation d’une composante organique du cerveau, cela ne vas pas de soi. Quand bien même on admettrait (ce que la plupart des praticiens cognitivistes semblent admettre) que les techniques psychothérapeutiques seraient traduisibles dans le vocabulaire de la neurologie – qu’une intervention théraeutique visant à modifier le comportement modifie du même coup le fonctionnement de la machine-cerveau, quand bien même on accepterait de considérer l’explication causaliste de la neurologie comme la seule scientifiquement valide (et cette idée que toute intervention thérapeutique pourrait être réduite, un jour ou l’autre, à une explication de ce type), on devrait tout de même se poser quelques questions avant de proposer le remplacement des T.C.C. par la chirurgie, de la psychologie par la médecine.

Qui n’est pas frappé déjà par la différence des outils utilisés par les praticiens de ces deux domaines ? Prenons d’un côté le questionnaire, outil crucial des T.C.C., et de l’autre, l’imagerie médicale de haute précision. Entre les deux, on pourrait ajouter : le médicament (les psychotropes divers et variés), mais je laisse de côté le domaine de la psychopharmacologie (l’article d’ailleurs ne la mentionne qu’en passant, préférant s’appuyer sur les statistiques fournies par les T.C.C., sans doute mieux exploitables dans la perspective qui est la sienne).

Évoquons d’abord les fameuses machines d’imagerie médicale, dont tout anthropologue des sciences médicale sait l’importance extraordinaire qu’elles ont prises dans la recherche ces dernières décennies. Je cite notre texte :

« L’avènement de techniques de micro-localisation par imagerie, par électrophysiologie, permet désormais de cibler précisément un groupe de neurones impliqué dans la physiopathologie de certaines maladies psychiatriques. Le succès remporté par la stimulation profonde dans la maladie de Parkinson (102,103), technique de neurochirurgie a priori réversible, a de nouveau posé la question de l’utilisation de la psychochirurgie non ablative dans des cas très ciblés. Dans ce domaine, les TOC résistants sont la pathologie qui semble pouvoir bénéficier le plus efficacement de la psychochirurgie. »

Autrement dit : nous avons les outils pour intervenir de manière très précise dans le cerveau, cela fonctionne pour des maladies telles que la maladie de Parkinson (mais pas pour la schizophrénie) : pourquoi ne pas essayer sur les T.OC. résistants ?

Steve Wainrib, commentant ce passage avec un humour grinçant écrit :

« Ils ne savent même pas si l’on doit faire une « capsulotomie antérieure, une cingulotomie antérieure, une tractomie subcaudée ou une leucotomie bilimbique », c’est au petit bonheur la chance qu’on opère. »

Mais qu’importe : nous avons les machines, nous avons les techniques, nous possédons un savoir, pourquoi ne pas essayer de les mettre en oeuvre en vue de soulager la souffrance des malades toqués ? Il faut bien que ces machines servent à quelque chose n’est-ce pas ?

Le problème, car il y a un problème, ce sont à mon avis les malades toqués. Les machines existent. Mais les maladies qui pourraient justifier l’utilisation de ces machines, existent-elles au même titre que ces machines ? Existent-elles au sens d’objets épistémiques manipulables dans le champ des sciences du cerveau au même titre que la maladie de Parkinson par exemple, dont l’expression neurologique est indiscutable ?

Hé bien non ! Un T.O.C., jusqu’à preuve du contraire, ça ne se voit pas sur les écrans des ordinateurs de laboratoires dédiés à l’imagerie du cerveau. Ça n’est pas « localisable » (pour le moment) dans le cerveau, ni dans les gènes d’ailleurs. Un T.O.C. c’est quelque chose que les psychothérapeutes supposent en écoutant un patient, puis éventuellement vérifient et évaluent en étudiant les réponses faites par ce patient à un questionnaire (je ne parle pas ici des psychanalystes qui connaissent aussi les T.O.C., mais ne travaillent pas sur la foi de questionnaires).

Bref, un T.O.C. c’est d’abord une interprétation faite par le thérapeute, le médecin, et éventuellement le patient lui-même, à partir d’une série de croix ou de chiffres listées sur une feuille de papier. Alors il existe plusieurs questionnaires spécifiques pour établir les T.O.C. et en évaluer la prévallence et la gravité. Le plus utilisé en ce moment, et celui auquel les auteurs de l’article accorde leur préférence, est l’échelle de Y-BOCS :

L’échelle comprend 10 items qui mesurent 5 dimensions : durée, gêne dans la vie quotidienne, angoisse, résistance, degré de contrôle. Chaque item est coté de 0 (pas de symptôme) à 4 (symptôme extrême). Ainsi, en fonction du score obtenu, on distinguera :
– 10-18 : TOC léger causant une détresse mais pas nécessairement un
dysfonctionnement ; l’aide d’une tierce personne n’est pas réclamée ;
– 18-25 : détresse et handicap ;
–  30 : handicap sévère exigeant une aide extérieure
. (voir annexe du texte p. 32)

Nous sommes donc là dans le registre de la description et une lecture rapide du questionnaire (qu’on pourra trouver sans peine sur internet) témoigne de l’attachement de ses auteurs à privilégier le langage courant, dans l’esprit du DSMIVr, délibérément a-théorique.

Sans entrer dans les détails, on voit bien que, du questionnaire de Y-BOCS prétendant chiffrer un niveau de détresse, de gêne, de handicap, à la localisation d’un groupe de neurones par imagerie médicale, il y a plus qu’un pas. Il y a un véritable saut épistémique. Un saut dans le vide pour ainsi dire. Les auteurs de l’étude rappellent que la lobotomie a échoué pour le traitement de la schizophrénie : c’est une bonne chose de le rappeler, mais ce serait une chose meilleure que d’en tirer une leçon – car qu’est-ce que nous garantit que les interventions chirurgicales dans le traitement des T.O.C. ne seront pas voués pareillement à l’échec ? Pour le moment : rien.

Et ce, parce qu’on reproduit les mêmes erreurs : on ne tient pas compte de la manière dont est constitué l’objet médical nommé T.O.C. Parce qu’on l’élève trop vite, au rang d’objet épistémique formaté au champ des sciences du cerveau. On glisse pour ainsi dire trop précipitamment du cabinet du psychiatre au laboratoire, de l’entretien clinique à la salle chirurgicale, du questionnaire à la lobotomie.

3° Une étiologie discutable

Il nous faut revenir ici sur la manière dont on passe justement de la situation clinique (un patient qui se présente au cabinet du psy) à la salle d’opérations chirurgicales. Les chriurgiens ne s’occupent pas de constituer l’étiologie du T.O.C. Ils proposent une solution thérapeutique à une pathologie que d’autres ont constitué. À vrai dire, les chirurgiens ne s’intéressent pas aux T.O.C. mais aux T.O.C. résistants, ce qui n’est pas la même chose. Or, comment décrire précisément ce qu’est un T.O.C. résistant ? Cette question est tout de même cruciale, car il s’agit de faire le tri entre des patients, afin de sélectionner ceux dont le cerveau pourrait être l’objet d’une intervention chirurgicale (ce n’est pas comme s’il fallait choisir une une psychanalyse et une psychotérapie comportementale par exemple !).

Lisons ensemble comment il faut entendre cette « résistance ». Je cite la page 41 :

« La réponse au traitement doit être évaluée périodiquement lors d’entretiens cliniques et au moyen d’échelles validées. Des critères empiriques de réponse et de résistance ont été établis en utilisant une échelle d’hétéro-évaluation, la Y-BOCS, échelle la plus largement et fréquemment utilisée pour quantifier la sévérité des symptômes.On considère généralement comme répondeur au traitement pharmacologique et/ou psychologique un patient qui présente une décroissance de 25 % de ses rituels, ce qui peut être suffisant pour améliorer la qualité de vie. Ainsi, beaucoup de patients qui avaient de 6 à 8 heures de rituels par jour se trouvent nettement améliorés et peuvent mener une vie normale avec « seulement » 2 heures de rituels par jour  »

Suit une série de pourcentages de réduction des troubles selon l’échelle de Y-BOCS (on trouve en annexe un certain nombre de questionnaires qui permettent de produire une échelle d’évaluation des TOC, et pour l’échelle Y-BOCS voir page 32).

Bref, un consensus (qui n’en est pas un en fait) s’établit sur cela qu’un patient résistent aux thérapies habituelles (TCC et médicaments) quand son score au questionnaire de Y-BOCS ne s’élève pas au-dessus de 25%, c’est-à-dire que la rémission des symptômes (par exemple le nombre d’heures occupées par les activités ou les pensées liées aux TOC) ne se traduit pas sur l’échelle de Y-BOCS par ce que les chiffres considèrent comme une amélioration suffisante. Je cite :

« Il n’existe pas de réel consensus quant à la définition de la réponse et de la résistance au traitement ; toutefois, des propositions ont été faites par Pallanti et al.. Il est admis qu’une réduction de 35 % du score Y-BOCS peut être considérée comme une réponse complète au traitement, une réduction comprise entre 25 et 35 %, une réponse partielle, et une réduction inférieure à 25 %, une absence de réponse. Une augmentation de 25 % du score Y-BOCS doit conduire à envisager une rechute après une période de rémission. »

Notez bien le flottement entre « il n’y a pas de consensus réel » et « il est admis que« … Suivent une série de chiffres et d’études (qui ne concernent souvent qu’une cohorte assez modeste de patients) censées j’imagine justifier ce « il est admis que ». On a le droit je pense de trouver cela un peu léger.

Bref, on est en droit de se demander si, en se référant à une étiologie qui repose sur un questionnaire (fut-il aussi « consensuel » que le Y-BOCS), la détermination de l’objet épistémique « T.O.C. résistant » par la neurochirurgue ne repose pas sur des bases quelque peu fragiles. Peut-on envisager une intervention aussi onéreuse (sur le plan financier comme sur le plan symbolique) sur des prémisses aussi discutables (et discutées : si on écoutait les psychanalystes et nombre de psychiatres au sujet des T.O.C., on entendrait certainement des sons de cloches assez discordants sur la manière dont on devrait les décrire par exemple. En réduisant les producteurs de discours sur les T.O.C. aux seuls praticiens des T.C.C., on se simplifie certes la tâche, mais on suscite aussi des réactions comme celle de Wainrib, et des débats dans les quotidiens).

Je note toutefois une chose dans cette histoire de produire des lésions (l’autre méthode étant la « stimulation profonde »). C’est une étrange manière finalement de remettre en jeu ce partage qui ne date pas d’aujourd’hui entre les pathologies dues à des lésions dans le cerveau et les pathologies qui ne sont pas liées à de telles lésions. C’est ainsi que s’est élaboré le concept de retard mental, qui ordonne un champ extérieur à la psychopathologie. Qu’est-ce qu’une lésion au fond : c’est quelque chose que les machines d’examen du cerveau permettent de voir. Des anomalies. Mais c’est aussi bien plus que ça : ce sont des objets épistémiques, et en l’occurence, des causes. Quand on a identifié une pathologie (dans le cas qui nous occupe, grâce à des questionnaires), et qu’on ne trouve pas de lésion, que fait-on ? On s’adresse aux psychothérapeuthes ou aux pharmacologues par exemple. Et quand ces psychothérapeuthes et ces pharmacologues n’arrivent pas à faire disparaître les symptômes que fait-on ? On pourrait s’adresser au psychanalyste par exemple.. Hé bien non ! On crée une lésion. Autrement dit, on force la pathologie à devenir un objet épistémique, on la formate afin qu’elle puisse être à même d’intégrer les objets usuels des laboratoires.

C’est aller un peu vite, ou un peu cavalièrement (sur le plan de la logique) du questionnaire à la chirurgie.

en guise de conclusion :

J’ai rédigé ce bref article en songeant à l’une de mes patientes. Une jeune femme de trente ans et qui m’annonce tout de go : « Je suis toquée, complètement toquée, 24 heures sur 24 ». Toquée,c’est le mot qu’elle a appris lors de son séjour en psychiatrie, c’est pour ça qu’elle prend des médicaments (antidépresseurs, anxiolytiques et neuroleptiques), qui ne changent rien dit-elle. Ses yeux sont écarquillés comme des billes. Elle dit qu’elle ne peut rien jeter, parce qu’avant de jeter il faut qu’elle vérifie, qu’elle vérifie partout, partout autour de l’objet et à l’intérieur. Un sac poubelle, un paquet de cigarettes vide, il faut qu’elle l’ouvre, qu’elle vérifie dessous, dedans autour. Je dis : de quoi avez-vous peur ? Je ne sais pas : c’est pour ça que je viens vous voir. « Même une revue [« Femme actuelle » ce qui éveillera la sagacité de tout psychanalyste], je ne peux pas la jeter, il faudrait que je vérifie ce qu’il y a entre chaque page ».

Pendant la séance, nous jouons avec un verre, puis une enveloppe (que nous déchirerons ensemble, jusqu’à la réduire à une feuille plane, un plan, à deux dimensions, sans contenant, donc sans contenu, donc sans « rien » à l’intérieur – je glisse ceci une fois encore pour mes collègues psychanalystes). La fois d’après, nous jouerons avec un sac, pour mieux raconter ce qui se passe. Je pense à Winnicott, Bion et Anzieu, toutes ces histoires de contenant, d’enveloppe. Elle me dit que la nuit elle ne dort pas : à la place elle mange. De fait, elle est ronde comme… un sac gonflé d’air (me semble-t-il).

Croyez-vous qu’un questionnaire comme l’Y-BOCS nous en dirait autant que j’en ai appris sur cette patiente en à peine une heure ? Et si, dans les termes de l’évaluation auquel se réfère l’article de la HAS, cette personne relève assurément du champ des T.O.C. résistants à la pharmacothérapies et aux T.C.C., n’est-ce pas parce que son T.O.C. s’inscrit dans un paysage mental plus vaste que celui qu’on tente de circonsrire aux T.O.C., que le T.O.C. en question, si on tient à continuer à le nommer ainsi, déborde largement la configuration décrite par les questionnaires, signale au fond une psychose (ce que Castel appelle dans l’article cité supra. une « psychose pseudo-obsessionnelle ») ?

Bref, avant de se précipiter dans les laboratoires, avant de livrer son cerveau aux machines expertes de la chirurgie, ne devrait-on pas affiner un peu le diagnostic ?